Imaginez quel rapport à la connaissance et à l’information nous aurions, si nous vivions coupés de la société pendant de longues périodes de temps déterminées ; si nous n’avions accès à ce qui s’est produit dans le monde que, par exemple, une fois par an. Une fois tous les 10 ans. Étendez maintenant ce principe à une communauté d’hommes et de femmes et allongez cette durée à mille ans…
Bienvenue dans l’univers d’Anatèm.
La planète Arbre est assez semblable à la nôtre, à ceci près que les scientifiques y habitent des monastères, bâtis autour de gigantesques horloges conçues pour durer des millénaires. Ils et elles vivent totalement coupés du monde extérieur, à l’exception de 10 jours tous les un, dix, cent ou mille ans (suivant l’ordre auquel ils appartiennent). Leur existence est rythmée par l’horloge, vouée à l’étude des sciences et de la philosophie, au minimum d’activités manuelles nécessaires à leur subsistance, et assujettie à un ensemble de règles appelées discipline. Si leur vie ressemble fort à celle d’un ordre monastique, ce ne sont pas des religieux, mais des savants, des avôts (par opposition à « dévôt ») qui pratiquent, par exemple, une forme de dialogue argumentatif et critique rappelant furieusement les dialogues socratiques.
Nous suivons fraa Erasmas, un jeune homme de 18 ans qui a vécu la moitié de sa vie dans la math décennarienne, celle qui fonctionne par périodes de 10 ans, et l’intrigue commence alors que se prépare justement ce moment d’ouverture à la vie séculière.
Parallèlement, des observations inhabituelles au télescope retiennent l’attention de son mentor, fraa Orolo. Ils sont l’indice d’événements d’ampleur cosmique, qui vont venir bouleverser l’ordre du monde, et bien sûr la vie d’Erasmas. On se lancera ainsi avec lui dans une aventure grandiose, qui mérite bien les 1200 pages des deux tomes qui composent Anatèm. Paru originairement en un seul volume, ce gigantesque roman n’avait jamais encore été traduit en français, depuis sa sortie en 2008 : c’est chose faite, et brillamment, grâce au formidable travail de Jacques Collin, pour la toute nouvelle collection Albin Michel Imaginaire.
On ne va pas se mentir, au début il faut bien s’accrocher : Neal Stephenson nous jette à l’eau, et sans bouée, dans un univers qui nous est parfaitement étranger. On a donc besoin d’une centaine de pages pour se familiariser avec l’univers, et notamment pour s’habituer à un vocabulaire largement composé de mots inventés et de néologismes.
Mais le fait d’aborder le récit depuis l’intérieur d’une concente (l’un des monastères où vivent les avôts) est totalement justifié : il nous conduira à appréhender le monde séculier d’Arbre, qui ressemble pourtant beaucoup à la civilisation occidentale d’aujourd’hui, avec le décalage propre à la vie de retraite menée par Erasmas et les siens. En outre, une fois embarqué dans cet univers, on prend un grand plaisir à en découvrir les coutumes, les écoles de pensée, et toutes les spécificités. Certaines théories et concepts proviennent d’ailleurs tout droit de notre histoire scientifique et philosophique, et l’on se plaira à les identifier derrière leurs déclinaisons « arbriennes ».
Bref, si Anatèm est indéniablement complexe par son univers et son aspect philosophique, l’effort de concentration requis au début du livre est largement (mais alors, largement !) récompensé.
Anatèm est un roman fascinant, dont la dimension proprement science-fictive va monter en puissance au cours de l’histoire et nous amener à des spéculations scientifiques et métaphysiques vertigineuses. C’est aussi un récit parfaitement maîtrisé, où la tension narrative naît aussi bien d’une découverte intellectuelle que des péripéties et de l’action. Celle-ci ira croissante, pour atteindre un rythme trépidant dans le dernier tiers de l’histoire. Point non-négligeable, tout le roman est teinté d’humour savoureux, et ce dès les toutes premières pages.
Une oeuvre brillante, donc, mais surtout un immense plaisir de lecture, qui procure un frisson comme seule la science-fiction est capable d’en produire.