La Tannerie, lieu éponyme du roman de Celia Levi, est une ancienne friche industrielle reconvertie en espace artistique, dans la Commune de Pantin au nord-est de Paris. C’est en compagnie de Jeanne, une jeune diplômée arrivant tout droit de Bretagne pour son premier job à la capitale, que nous découvrons ce microcosme en pleine effervescence. Embauchée en CDD comme « accueillante », elle tente de s’intégrer à une équipe hétéroclite (hôtesses d’accueil, techniciens, gardiens, responsables de ressources humaines…), qui représente à ses yeux le modèle de sociabilité parisienne à laquelle elle aspire. Un petit monde auquel elle rêve d’appartenir et de ressembler, mais qui prend parfois des airs de panier de crabe. Ainsi, de pauses déjeuners en soirées, de grandes discussions en petites mesquineries, d’espoirs en déconvenues, c’est toute une galerie de personnages que nous découvrons à travers le regard de cette jeune femme un brin malléable.
Par exemple le personnage de Julien, supérieur hiérarchique de Jeanne qui la fascine par son aisance, sa facilité à parler, donner son opinion sur tous les sujets et mobiliser des références : il est la parfaite personnification d’une certaine image de la petite bourgeoisie de gauche. Progressiste dans ses discours et capable de vous citer Gramsci, Castoriadis et Foucault dans la même phrase, mais inconsistant dans ses idées comme dans sa pratique politique – il s’avère finalement plus proche de la pose, du dandysme. Certaines dialogues à cet égard sont plus vrais que nature !
Bien qu’imaginée de toutes pièces, la Tannerie nous fait immédiatement penser à d’autres lieux bien réels, à Paris ou ailleurs. Elle incarne parfaitement les ambivalences des politiques culturelles contemporaines. Une institution censée, par sa situation géographique, son architecture et sa programmation hétéroclite, être à l’avant-garde de la création artistique et rendre cette dernière accessible à tous. Vitrine idéale pour les pouvoirs publics, elle fonctionne en même temps en véritable entreprise, répondant à des exigences de rentabilité et d’attractivité pour des investisseurs : privatisations du lieu pour des réceptions huppées, défilés de mode luxueux avec accès VIP, réaménagement progressif en ruche à start-ups… Le personnel, plutôt jeune et précaire, est quant à lui reconduit de CDD en CDD, et se voit assigner des postes et des missions sans rapport avec ses qualifications… Mais l’on se satisferait de la tâche la plus ingrate dans l’espoir de pérenniser son emploi, surtout dans un lieu comme la Tannerie, dont le rayonnement rejaillit sur le moindre de ses employés ! On vous y fait sentir que vous appartenez à quelque chose de plus grand, de plus haut. Plus qu’un job, une mission culturelle.
La progression du roman nous installe plusieurs mois dans ce lieu, on suit son évolution et la manière dont sa vie et cellse de ses employés s’articulent à des événements qui la touchent de plus ou moins près : l’installation d’un camp de migrants, le mouvement social contre la Loi Travail, Nuit Debout… Autant d’épisodes qui ancrent l’intrigue dans une époque : la nôtre.
Le style de Celia Lévi, classique et élégant, semble façonné par un amour et une grande connaissance de la littérature, notamment par la tradition du roman d’initiation du XIXé siècle. On songe en particulier à Flaubert : d’une part, pour son ironie latente et son usage fameux du discours indirect libre. Derrière ce terme un peu technique, comprenez que l’autrice nous imprègne des propos de ses personnages, de leurs opinions, certitudes et illusions, nous en fait ressentir l’envers, les non-dits, les failles, l’hypocrisie parfois, sans jamais avoir à forcer le trait ni verser dans la pure satire. D’autre part, parce que ses personnages – Jeanne au premier chef – ne cessent de fantasmer leur existence sur un mode romantique, et de se complaire dans des aspirations intérieures, parfois élaborées à l’excès, sans jamais vraiment leur donner corps. Cet écart irréductible entre l’imagination et le réel sur lequel elle achoppe, l’amertume et la mélancolie qu’il engendre, n’est pas sans nous rappeler Madame Bovary ou L’Education Sentimentale.
A l’échelle d’un lieu et de quelques personnages, c’est donc le tableau d’un milieu socio-professionnel et même de toute une époque qui se dessine dans La Tannerie, embrassant les contradictions et les désillusions de cette génération de jeunes adultes sans jamais tomber dans la caricature. D’une acuité redoutable, le roman parvient en même temps à nous toucher par la subtilité de son écriture, qui laisse aussi parfois la part belle à la rêverie et la beauté.